Qu’est-ce que la justice agri-alimentaire ?

Le jet privé de Bernard Arnault -et autres 10% de la population émettant, à eux seuls, près de 50% des émissions mondiales de CO21– propose-t-il des plats végétariens, healthy et durables à bord ? 

Alors que la majorité des activités du quotidien sont revenues à la normale, les dysfonctionnements d’un système alimentaire écocidaire et inégalitaire ont été aggravés par la crise sanitaire2. Pour certain.es, les modes de vie ralentis furent l’occasion de tester des modes de consommation écologiques, éthiques et durables, tandis que pour d’autres il a fallu se résoudre à rejoindre pour la première fois les files d’attente de l’aide alimentaire. 

A l’heure où le langage et les prises de conscience évoluent, les termes militants se diffusent dans différentes sphères de la société. Se faisant, ils deviennent aussi plus lisses, voire galvaudés. Parfois, cela génère une ligne de conduite et des changements profonds. Plus souvent, ces termes deviennent la proie d’un verdissement de façade. Cet article est une invitation à rendre leur sens aux mots et à découvrir le cadre de valeurs dans lequel les actions et analyses de la Cité de l’agriculture s’inscrivent.

Il s’agit ainsi d’expliciter ce qui est entendu par transition agricole et alimentaire : une transformation profonde, soignant la biodiversité et prenant pleinement en compte les inégalités structurelles et socio-spatiales, dans un objectif de justice agri-alimentaire. 

La justice agri-alimentaire, de quoi parle-t-on ? Les 3 piliers


La justice agri-alimentaire est à la fois un mouvement social, un concept théorique et un objectif opérationnel. Elle se trouve à la croisée de la justice alimentaire, dénonçant les inégalités structurelles et socio-spatiales d’accès à une alimentation saine et bonne, et de la justice socio-économique agricole, soulignant les difficultés que peuvent vivre les producteurs agricoles paupérisés et marginalisés. Ainsi, la justice agri-alimentaire vise à donner un pouvoir d’action à des publics défavorisés pour consommer des aliments sains, bons et accessibles, produits par des agriculteur.trice.s valorisé.e.s dans leur travail et dignement rémunéré.e.s3.

Les initiatives relevant de la justice agri-alimentaire se déclinent en 3 axes fondamentaux : la sécurité alimentaire, l’accessibilité aux denrées de qualité pour tous.tes et la justice sociale. C’est sur ces trois piliers que nous revenons.

1- Assurer la sécurité alimentaire, en quantité et qualité suffisante

La sécurité alimentaire a été définie au sommet de l’alimentation de 1996 comme une situation pour laquelle : « tous les êtres humains ont à tout moment un accès physique et économique à une  nourriture suffisante, saine et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques  et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ».

Or, force est de constater que l’aide alimentaire classique ne répond que partiellement à cet impératif de sécurité alimentaire. S’étant progressivement institutionnalisé, ce système parvient aujourd’hui à approvisionner massivement 5 millions de personnes en France4

Pour y parvenir, l’aide alimentaire s’est intégrée pleinement à un système agro-alimentaire productiviste générant des surplus profondément questionnables au regard des ressources planétaires limitées. Ces excédents sont ensuite défiscalisés et écoulés auprès de bénéficiaires n’ayant d’autre choix que de recourir à des produits à la qualité nutritionnelle et sanitaire discutable, dans des conditions de distributions peu valorisantes5

La sécurité alimentaire est alors trop souvent comprise simplement dans sa dimension quantitative et économique. Si l’aide alimentaire d’urgence reste un premier soutien salvateur pour les personnes en situation de précarité, de nombreuses voix s’élèvent pour souligner les impératifs d’amélioration de la diversité et de la qualité des produits distribués. Sur ce plan, les leviers sont nombreux et collectifs. Les centres de distribution bataillent pour compléter la collecte d’invendus par l’achat de produits solidaires en circuits courts. D’autres initiatives, telles que la Sécurité sociale de l’alimentation6, s’organisent via des expérimentations locales pour appuyer un plaidoyer fort revendiquant le droit à une alimentation digne, quelle que soit sa situation financière.

Ainsi, bien manger ne se réduit pas à manger à sa faim. Certes, il s’agit d’assurer une alimentation en quantité suffisante pour assurer la survie de personnes en situation de précarité… Cependant, pour satisfaire l’objectif de sécurité alimentaire – première dimension de la justice agri-alimentaire – cette nourriture doit aussi présenter une qualité nutritive et gustative satisfaisante.

2- Les quartiers précaires ne sont pas des déserts alimentaires  : les principes de l’accessibilité

Importé des Etats-Unis, le concept de désert ou de marécage alimentaire7 jouit d’une certaine popularité dans les milieux académiques et médiatiques, réduisant la problématique d’accessibilité à la seule notion de proximité géographique ou d’abordabilité économique. Décrivant les quartiers dénués d’offre alimentaire mais où stations-essence et fast-foods abondent, la métaphore se révèle simpliste et déterministe. En effet, en premier lieu, les différences d’organisation spatiale dans les deux pays rendent ardue une simple transposition de la notion au contexte français. De plus, l’image du désert renvoie à un phénomène naturel, qui sous-entend une certaine inexorabilité. Aussi, l’image néglige les stratégies ordinaires de résistance et d’approvisionnement mises en œuvre par les habitant.e.s de quartiers populaires pour pallier leurs difficultés d’accès à une alimentation saine et durable (mobilité, solidarités, courses communes, etc.)8. Ce caractère naturel auquel laisse croire la métaphore du désert oblitère également les causes systémiques, éminemment politiques des inégalités sociospatiales. Enfin, le fait qu’un magasin bio ait ouvert en bas de son immeuble ne signifie pas qu’il soit accessible. En effet, l’alimentation étant une pratique économique, sociale, culturelle, symbolique et politique9, son accessibilité ne peut se réduire à la seule notion de proximité géographique véhiculée par le concept de désert alimentaire. De fait, en plus de vivre des difficultés économiques majeures à se procurer des aliments bons et sains, les populations précarisées font aussi face à des barrières pratiques, sociales, culturelles, symboliques10. Pour décrire les quartiers au sein desquels l’offre de produits sains et durables existe mais n’est pas accessible à tou.te.s, d’aucun.e.s parlent alors de mirages alimentaires11

Pour adresser l’enjeu d’accessibilité dans toutes ses dimensions, il convient aussi de porter attention aux contraintes pratiques (absence de cuisine fonctionnelle, mobilité difficile), aux besoins culturels et aux représentations symboliques (adéquation des denrées avec les préférences, habitudes et croyances) à tous les stades de projets visant une justice agri-alimentaire. Face à des situations complexes et des contraintes plurielles, aucune solution clé en main ne saurait faire l’affaire : une complémentarité de projets, de modalités d’accès et de fonctionnement sont nécessaires. 

En outre, les dispositifs d’accès à une alimentation durable ont d’autant plus de succès auprès de leurs bénéficiaires que ces derniers sont en capacité de s’impliquer dans l’organisation et les décisions de leur système d’approvisionnement. L’accès digne et juste à une sécurité alimentaire ne saurait être pleinement satisfaisante sans l’implication citoyenne des personnes d’un bout à l’autre du système alimentaire. En ce sens, de nombreux projets de terrain tentent de mettre en œuvre cette démocratie alimentaire12: ils tâtonnent, expérimentent et préfigurent de nouveaux modes d’organisations et des processus de fonctionnement structurellement prometteurs13

3- Justice sociale pour un système alimentaire laissant toute la capacité d’agir à chacun.e.

Plus qu’une alimentation durable, une alimentation juste agit aux racines des inégalités en réduisant les asymétries de pouvoir entre les différents maillons du système alimentaire. 

Pour cause, la grande distribution capte la majeure partie de la production de valeur agricole, au dépend des consommateurs précaires -relégués aux invendus- et des agriculteur.trice.s – contraint.e.s à une course aux bas prix malgré des coûts de production toujours plus conséquents. A l’heure où le chèque alimentaire de 100€ fait débat14, un autre billet marque les esprits :

Répartition de la valeur ajoutée entre acteurs du système alimentaire, sur cent euros d’achat alimentaire, en France. Source : Les Greniers d’Abondance, d’après FranceAgriMer (2020)

Alors que seuls 6,5% de la valeur de l’aliment revient au producteur, la plupart des agriculteurs.trices font face à des difficultés sociales et économiques reflétant la précarité des usagers de l’aide alimentaire15. Faibles revenus, dépendance aux aides publiques, charge de travail, injonctions sociétales, manque de loisirs, cadre de vie rural en perte de dynamisme : les multiples facteurs d’un profond malaise social sont écrasants. Dans un métier-passion où on ne distingue pas toujours les contours des vies professionnelles, familiales et personnelles, un agriculteur.trice se suicide tous les deux jours en France entre 2007 et 2009 (INVS, 2013).

Par l’information et le pouvoir de choix, par l’entraide et la dynamique de groupe, par la réappropriation de moyens de production, les personnes marginalisées passent du statut de bénéficiaires à celui d’acteur.rices ayant droit à des dispositifs pensés collectivement pour répondre à leurs besoins. Ce statut d’acteur.trice.s du système d’aide alimentaire rencontre la possibilité de venir en aide aux  producteur.ices, créant là aussi de l’entraide.

A ce titre, la contribution de l’agriculture urbaine reste capitale pour la fabrique de villes nourricières16 et à l’alimentation accessible, des villes qui auraient décidé de retisser leurs liens avec leur système agricole et alimentaire. En effet, une “smart-city” pourrait aussi (et surtout) être une ville intelligente dans sa conception symbolique et pratique de l’agriculture et de l’alimentation, y compris pour anticiper les crises à venir. En reconsidérant ces sujets comme essentiels et définitivement incontournables, en observant la puissance possible des petites poches de résilience où les savoirs, les pratiques, les outils et les réseaux d’entraide déjà partiellement présents ne demandent qu’à être soutenus et renforcés, les villes se rendront compte qu’une grande partie des solutions existent déjà.

Ce travail est issu d’une recherche bibliographique réalisée dans le cadre du projet Cities 2030. Cities2030 est financé via le programme de recherche européen H2020 (convention de subvention n° 101000640) et vise à favoriser l’émergence d’écosystèmes alimentaires durables à l’échelle locale, en développant des réponses aux enjeux du territoire avec la participation des habitant.e.s. Plus d’informations sur le site web du projet. Le contenu de cet article ne reflète pas l’opinion officielle de l’Union Européenne. La responsabilité des informations et des opinions exprimées ici revient entièrement aux auteurs.

 
  1. Climate change & the global inequality of carbon emissions – WID
  2. La crise sanitaire a accentué la précarité des bénéficiaires de l’aide alimentaire – Insee Première – 1907
  3. Hochedez C, Le Gall J. (2016) Justice alimentaire et agriculture : introduction. Justice spatiale – Spatial justice, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, UMR LAVUE 7218, Laboratoire Mosaïques, Justice alimentaire et agriculture. hal-01342994. Paddeu, F. (2021). Sous les pavés, la Terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles. Anthropocène, Le Seuil.
  4. Suivi quantitatif de l’aide alimentaire | Insee
  5. « Une affaire d’argent » : les dérives de l’aide alimentaire
  6. La SSA – Sécurité sociale de l’alimentation
  7. Beaulac J, Kristjansson E, Cummins S. 2009. A systematic review of food deserts, 1966-2007. Prev Chron Dis, 6 (3).
  8. Paddeu, F. (2021). Sous les pavés, la Terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles. Anthropocène, Le Seuil.
  9. Hochedez C, Le Gall J. (2016) Justice alimentaire et agriculture : introduction. Justice spatiale – Spatial justice, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, UMR LAVUE 7218, Laboratoire Mosaïques, Justice alimentaire et agriculture. hal-01342994
  10. Hochedez C, Le Gall J. (2016) Justice alimentaire et agriculture : introduction. Justice spatiale – Spatial justice, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, UMR LAVUE 7218, Laboratoire Mosaïques, Justice alimentaire et agriculture. hal-01342994
  11. Breyer, Betsy, et Adriana Voss-Andreae (2013). « Food Mirages: Geographic and Economic Barriers to Healthful Food Access in Portland, Oregon ». Health & Place 24 (novembre): 131‑39. https://doi.org/10.1016/j.healthplace.2013.07.008.
  12. Démocratie alimentaire : de quoi parle-t-on ? (Dominique Paturel et Patrice Ndiaye)
  13. Dans la Drôme, on expérimente la « Sécu » de l’alimentation
  14. Le chèque alimentaire ne permettra pas de mieux manger
  15. Chartier, L.,2015. Les agriculteurs : des précaires invisibles. Pour, 225, 49-59. https://doi.org/10.3917/pour.225.0049
  16.  plutôt que voraces, voir  Villes Terrestres, un projet européen : sortie en 2023 !
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